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Quand j’étais au cœur du Sahara, je suis passé par un endroit que j’ai appelé "La vallée des serpents".
C’est un paysage tellement grandiose que la mémoire d'un homme est trop petite pour en conserver tout le souvenir.
Après le calme de la nuit, le murmure d’un vent tiède annonçait que le jour allait bientôt se lever et qu’une épaisse chaleur envelopperait, sous peu, tout le désert. Il était temps de me mettre en route. Un mince nuage de sable crépitait déjà sur les vitres de la voiture. Je voulais profiter des derniers instants de fraîcheur avant que l'air ne devienne étouffant. Dans l’obscurité de la voiture, je réveillai l’ordinateur. Certainement le seul qui soit arrivé jusqu’ici. Le plafond s’illumina de la douce lueur des voyants multicolores. Après avoir vérifié mon point géographique et mon cap, je lançai le démarreur. La lourde carcasse s’ébranla, crevant, d’un coup, le silence de la nuit. Les vibrations décrochaient des plaques de sable, laissant peu à peu apparaître les tôles zébrées.
Sous les rougeoiements de l’horizon, les pneus imprimèrent les premières traces, aussitôt effacées par le vent du matin. Je roulais depuis quelques minutes en contemplant les feux du ciel, quand j’aperçus au loin un groupe de dromadaires sauvages qui venaient dans ma direction. Ils arrivaient par ma gauche, d’un pas décidé. Je voyais leurs silhouettes sombres se découper sur le rouge du ciel. D’habitude, les animaux du désert sont craintifs et ils évitent le contact. Le comportement de ces dromadaires était plutôt curieux. Peut- être fuyaient-ils un danger, à moins qu’ils n’aient reniflé quelque chose... J’ai aussitôt pensé à un point d’eau, alors j'ai coupé le moteur et éteint les phares. Le silence et l'obscurité ont à nouveau enveloppé le désert.
Les quadrupèdes avaient disparu derrière une dune mais ils continuaient d’avancer vers moi. La vitre grande ouverte, j’entendais à présent leurs lourdes pattes qui s’abattaient sur le sable en le tassant. Le bruit sourd devenait de plus en plus fort et la silhouette du troupeau réapparut soudain. En file indienne, ils passèrent à quelques mètres de moi, sans me voir. Il y avait un petit qui cavalait à toute vitesse pour suivre le rythme effréné des adultes. J’en étais sûr à présent, quelque chose ne tournait pas rond. Après leur avoir laissé un peu d’avance, je décidai de leur emboîter le pas. La situation était saugrenue et je me surpris à en rire. J’étais seul au milieu du Sahara et je suivais un groupe de dromadaires sans trop comprendre où ils allaient. Eux, par contre, semblaient très bien le savoir. Le désert a ceci de particulier qu’il développe l’instinct et le mien me dictait de pister ces bestioles.
A mesure que la lumière augmentait, l’horizon dévoilait son paysage de dunes. Au loin, l’une d’entre elles semblait dominer les autres par sa taille gigantesque. Les pachydermes avaient mis le cap droit dessus. Le sable était devenu plus dur. J’en profitai pour m’arrêter un peu, sans risque de m’ensabler. Je laissai les dromadaires prendre un peu d’avance pendant que j'avalais mon petit déjeuner. Après une rapide vérification de la voiture, je repris le volant pour rejoindre le troupeau. Maintenant, la clarté du jour inondait tout et je voyais distinctement les bêtes qui cavalaient au loin. J'enfonçai l'accélérateur pour ne pas me faire semer. En parvenant au pied de l’immense dune, la surprise était au rendez vous ! Les dromadaires avaient tout simplement disparu ! C'était plutôt étrange ! Une minute avant, ils étaient encore là ! Comment s'étaient-ils volatilisés ?
En suivant les traces, je finis par découvrir l’entrée d’un défilé. Je n'en croyais pas mes yeux. Devant moi, un profond couloir de sable s’étirait à perte de vue et coupait la dune en deux. Je compris enfin ce qui avait attiré les animaux. Le second trésor d’un désert après l’eau : l’ombre.
Les dromadaires venaient juste de s'y engouffrer et je décidai de les suivre. Le spectacle était grandiose. Ce passage devait faire une cinquantaine de mètres de large. A mesure que j’avançais, les parois arrondies me laissaient penser qu’une boule géante avait roulé ici avec force, en y laissant une empreinte hémisphérique gigantesque. Mais la boule avait disparu et il ne restait que l’énorme sillon qui déchirait la dune. Je continuais toujours d'avancer, malgré un sable de plus en plus fin. La hauteur des parois enveloppait le flanc gauche d’une ombre bienfaisante. Je pouvais apercevoir quantité d’animaux qui étaient venus s'y réfugier pour profiter de la fraîcheur. Je distinguais d’autres dromadaires sauvages et des fennecs, ces adorables petits renards aux oreilles démesurées. La vie grouillait par ici. De l'autre côté, le flanc droit était, lui, en plein soleil et complètement désert. A mesure que j'avançais, je remarquais que le sol était jonché d’ossements. C'est étonnant de voir que le sable use le métal ou la pierre et laisse subsister des os fragiles comme du plâtre. Partout, des squelettes de dromadaires, des tibias ou des côtes, sortaient du sable. Le tableau était lugubre. Une curieuse impression m’envahit. Que s’était-il passé ici ? Quel vent de mort avait soufflé à cet endroit ? Derrière moi, un autre dromadaire sauvage venait d’entrer dans le défilé. Ignorant ma présence, il se faufila à son tour sous l’ombre généreuse. Je cherchais une explication à tous ces restes d’animaux. Je ne pus m’empêcher de penser à la légende du cimetière des éléphants. Cet endroit mythique que les vieux pachydermes rejoindraient à l’approche de leur mort. Et si c’était vrai ? Si cet endroit existait réellement ? Peut-être que les dromadaires du désert avaient aussi leur cimetière. Peut-être que c'était justement cet endroit ? L’image du petit, courant derrière sa mère effaça cette hypothèse. Les animaux présents ici paraissaient tous en bonne santé et rien ne laissait prévoir qu’ils étaient prêts à mourir. Ces bêtes semblaient bien connaître l’endroit et aucune d’entre elles n’était venue ici pour rendre l’âme. Seule l’ombre les avait attirés.
A force d'avancer, j'avais parcouru plus de quatre cents mètres et je me trouvais maintenant vers le milieu du défilé. Les roues patinaient de plus en plus. Le sable devenu trop fin m'empêchait de continuer. J’avais coupé le moteur et j'étais descendu de voiture. Je n’en croyais pas mes yeux. Ce paysage surnaturel était comme une grosse cicatrice dans le désert. Perdue au milieu, la voiture semblait si petite ! La démesure forçait le respect. Une sensation de vertige m’envahit, comme la première fois qu’on monte sur un plongeoir et qu’on sent le vide au-dessous. Les jambes tremblent et le cœur bat plus vite. Le claquement de ma portière résonna avec un puissant écho, ajoutant encore à l'atmosphère. En observant les parois, la première chose à laquelle j’ai pensé a été : l’objet qui a fait ça devait être d’une taille colossale. Peut-être une météorite ou un petit astéroïde, car le sillon était parfaitement régulier d’un bout à l’autre. Cependant, je ne distinguais pas de trace d’impact ou de décélération. Décidément, cet endroit était bien mystérieux. Une bande de ciel turquoise apparaissait entre les volumineuses parois de sable lisses. En y regardant de plus près, le sommet abrupt laissait apparaître des murs rocheux. Je tenais enfin la clef du mystère. La pente maximum d’une dune de sable étant d'une trentaine de degrés, c’est insuffisant pour produire de l’ombre, hormis le matin très tôt ou à la tombée du jour. L'immense dune dissimulait en fait un massif rocheux qui affleurait sous le sable. Le défilé où je me trouvais n'était en réalité qu'une gigantesque fissure. Le vent n’y entrait pas. Il glissait au-dessus, faisant tourbillonner un sable d’une finesse extrême. On aurait dit du talc. Les bédouins le nomment "sable liquide ". Le sol en était recouvert et, en constatant à quel point mes pneus étaient enfoncés, je compris que je sortirais d’ici péniblement. Après quelques essais infructueux, mon système de désensablage parut bien dérisoire face à la finesse de ce sable. Malgré leur importante surface, les pattes métalliques s’enfonçaient dans le sol, sans parvenir à soulever le véhicule. J'allais devoir utiliser des plaques beaucoup plus grandes. Je pianotai sur l’ordinateur et commandai la remontée des vérins. Sous le regard ironique des dromadaires, je sortis une pelle et entrepris de dégager la voiture. La finesse du sable rendait le travail épuisant. Après chaque pelletée, le trou se rebouchait instantanément, comme s’il s’agissait d’eau.
Je passai un long moment, la pelle à la main. Une fois les nouvelles plaques fixées aux vérins, la voiture parvenait à se soulever mais, à peine lancée, elle s’ensablait de nouveau. C’était aussi pénible physiquement que moralement. La température était de 45 degrés et elle n’en finissait pas de grimper. A plusieurs reprises, j’allais m’asseoir à l’abri du soleil, parmi les animaux. Contrairement à certains hommes égoïstes qui n’auraient pas supporté de partager cette ombre avec d’autres, prétextant qu’ils étaient là les premiers, ces bestioles ne montraient aucun signe d’agressivité. Elles manifestaient plutôt de la curiosité à mon égard. J’essayai de les amadouer avec une gamelle d’eau mais sans beaucoup de succès. Après m’être écarté, quelques fennecs vidèrent le récipient à toute langue, puis s’éloignèrent d’un pas rapide.
Au bout de quelques heures, je n’avais parcouru qu’une centaine de mètres. Je contemplais la triste situation dans laquelle je me trouvais, quand je vis surgir le premier serpent juste devant moi. Il me fonçait droit dessus ! J'avais beau chercher à l'éviter, il changeait aussitôt de direction pour m'atteindre. Une si grande agressivité me surprit. Seul dans ce désert, je ne pouvais prendre aucun risque. Dans quelques secondes, le reptile serait sur moi. Je n'avais rien contre lui mais son entêtement ne me laissait pas vraiment le choix. Bien à regrets, je le tuai d’un coup de pelle.
J'eus alors tout le loisir de l'examiner. C’était une vipère à cornes de bonne taille. On en trouve dans tout le Sahara. C'était la première fois que j'en voyais une. J'en avais déjà entendu parler mais, comme beaucoup, je pensais que cet animal mythique n'existait pas. Dans l'Egypte antique, sa silhouette inquiétante apparaissait déjà parmi les hiéroglyphes. On lui attribuait des pouvoirs surnaturels dont celui de survie sans limites. Cette vipère de légende doit son nom au deux petites cornes qu'elle porte réellement au sommet de la tête et qui lui donne un aspect préhistorique.
Plus encore que chez les autres vipères, le venin de ce reptile est d’une efficacité diabolique. Ce n’est pas une information très encourageante et j’aurais aimé que la liste des mauvaises nouvelles s’arrête ici. Mais il y a pire encore. Cet animal dissimule un terrible secret qui est probablement à l'origine de son mythe d'immortalité.
En effet, privée de boire au fond du désert, cette vipère est capable de prélever l’eau contenue dans son venin, pour sa propre survie. La concentration de son poison augmente alors jusqu'à le rendre presque visqueux et il peut alors tuer un homme en quelques minutes. On comprend que cette vipère soit redoutée à cause de la gravité de sa morsure et qu’on prenne d’infinies précautions pour s’en préserver. Ses longues écailles l’isolent parfaitement de la chaleur du sol et lui permettent de résister à des températures extrêmes. Cette particularité fait d’elle l’un des pires prédateurs du désert. Habituellement craintive, elle fuit avec la rapidité de l’éclair au moindre bruit, mais si la faim la tenaille trop, elle n’hésite pas à s’attaquer à toutes sortes de proies. Dans ce cas extrême où l’animal est prêt à tout pour se nourrir, son agressivité est décuplée et il n’y a que deux solutions : le tuer ou courir très vite et longtemps...
La présence de cette vipère dans un endroit aussi reculé ne me disait rien de bon. Cet incident m’avertit qu’il était grand temps d’enfiler les protections des jambes. C’était une parade que j’avais mis au point contre les attaques de serpents. Elle avait déjà fait ses preuves. Je chaussai d’épais sacs en toile de jute. Sur le côté, on voyait encore l'emblème de la poste. Destinés à l'origine au transport du courrier, leur solidité n'était plus à prouver. Ils montaient jusqu’en haut des jambes, comme des cuissardes. J’en passai plusieurs épaisseurs afin de mieux me préserver des morsures. Ce n’était pas d’une élégance raffinée et c’était très inconfortable. L’épaisse toile me piquait mais elle me permettait de me déplacer et de creuser sans trop me soucier des serpents. Un autre intérêt : en cas d'attaque, le serpent mordait dans les sacs puis, déçu, s'enfuyait. Ainsi, je n’avais pas à le tuer inutilement. Il avait la vie sauve et moi aussi. Il y a si peu d'animaux dans un désert qu'il serait stupide de le désertifier d'avantage. Je me remis ensuite au travail pour dégager la voiture avant la nuit. A chaque coup de pelle, je m’attendais à découvrir d’autres reptiles enfouis sous le sable mais, curieusement, je n’en voyais aucun. S’agissait-il d’un serpent isolé ? Un "ver solitaire " comme je les appelais ? Je l’espérais.
Le soleil avait maintenant passé la verticale. L’ombre qui avait disparu du flanc gauche apparaissait progressivement sur le flanc droit. Les animaux, attirés par cette fraîcheur, commençaient alors à traverser. J'étais à genoux dans le sable, occupé à dégager la voiture, quand débuta l’attaque. Tout commença par les furieux grognements d’un dromadaire qui résonnèrent brusquement dans le canyon. Prises de panique, les autres bêtes se mirent aussitôt à courir en tous sens. En l'espace d'une seconde, l'air s'emplit de cris. L'hystérie gagna vite l'ensemble des animaux. Je ne savais toujours pas ce qui arrivait. C'est en levant les yeux que je compris...
Un immense frisson parcourut ma colonne vertébrale. A quelques mètres de moi, entre les pattes des dromadaires, le sol s'était mis à frémir, et des serpents jaillissaient du sable par centaines : les redoutables vipères à cornes, comme celle que j'avais tuée un peu plus tôt. Elles se précipitèrent immédiatement dans toutes les directions, s'attaquant à tout ce qui passait. Rapidement, le flanc droit du canyon se mit à grouiller de reptiles. Il en sortait de partout. On aurait dit que le sable était en train de bouillir. Devant cette vision d'horreur, je restais pétrifié. Les fennecs, qui se nourrissent parfois de serpents, avaient capitulé devant le nombre. Je les voyais détaler à bride abattue, la queue ébouriffée en signe de danger. Ils sautaient d’une patte sur l’autre et zigzaguaient entre les reptiles.
Les vipères à cornes se déplacent aussi sous le sable...
Vidéo extraite du documentaire de 48 minutes "LE MONDE DES SERPENTS"
Réalisé en 2002 par MIKE BEYNON et DAVID WALLACE
pour la BBC / Discovery channel
La situation se présentait plutôt mal. Par les deux issues du canyon, le sol était maintenant parsemé de serpents qui convergeaient dans ma direction. Je venais tout juste de réaliser que j’étais pris au piège avec les derniers animaux. En regardant mon véhicule ensablé jusqu’au châssis, je compris que la fuite était impossible…
Les vipères rappliquaient de tous les côtés. Dans un instant elles seraient sur moi et mes sacs de la poste n’allaient pas les arrêter. J'allais vite être submergé. La seule chance qui me restait encore, c'était la voiture. Le cœur battant, je sautai précipitamment dans le zèbre pour me mettre à l’abri. Aussitôt à l'intérieur, je barricadai portes et fenêtres. Je voyais tellement de serpents que je me demandais comment j’allais pouvoir quitter cet endroit ?
Dehors, les animaux les plus rapides avaient déjà pris la fuite mais les dromadaires plus gros et plus lents avaient eu moins de chance. Avec beaucoup d’agilité, les vipères grimpaient les unes sur les autres en s’enroulant contre le poil rêche. Très vite, les lourdes pattes ressemblaient à des agglomérats visqueux. Pour se dégager, les dromadaires donnaient de féroces coups de dents. Ils arrachaient des serpents par paquets entiers. Les vipères en profitaient pour les mordre à la tête. A chaque passage, les gueules sifflantes s’ouvraient et les crochets venimeux se fichaient dans la peau, tels des flèches. Autour de moi, des dromadaires couraient avec des guirlandes de serpents accrochées aux lèvres. Défigurés, la tête gonflée par le venin, ils tentaient de fuir mais c’était déjà trop tard. Les dromadaires ne résistaient pas longtemps aux innombrables morsures. C’était bientôt la fin.
Coincé dans la voiture, pétrifié par la fureur des attaques, j'assistais impuissant à l'incroyable spectacle des serpents tuant des dromadaires. Les vipères étaient devenues hystériques. Elles se précipitaient vers la voiture avec démence. Elles mordaient dans les pneus, elles mordaient tout ce qu'elles pouvaient, elles se mordaient parfois entre elles... C’était effrayant à voir.
Les derniers dromadaires couraient en tous sens, faisant voler derrière eux des grappes de serpents. Pour tenter de s’en débarrasser, ils se heurtaient entre eux avec brutalité. L'odeur de la chair rendait les vipères complètement folles. Elles n’avaient pas dû manger depuis très longtemps, alors elles étaient prêtes à tout pour gagner ce repas. Dehors, c’était devenu un cauchemar. Le canyon résonnait de sifflements et de cris. J'entendais les hurlements des dromadaires qui s'effondraient sur le sable en bavant, terrassés par des centaines d’aiguillons empoisonnés.
Soudain, une détonation me fit sursauter. L'un des quadrupèdes venait de heurter durement le capot, endommageant l’une des bouches de ventilation. Avant de poursuivre sa course folle, il lâcha au passage une flaque de sang et quelques vipères sur le capot.
Dans la voiture, la température montait de plus en plus. Un bruit sourd, à l’intérieur de l’habitacle, attira bientôt mon attention. Un coup d’œil dans le pare-brise et je vis que les trois vipères avaient mystérieusement disparu. Des traînées de sang partaient de la flaque et se dirigeaient vers la bouche de ventilation endommagée. Les serpents avaient dû y entrer ! Catastrophe ! Il n'y avait pas une minute à perdre. Je me précipitai sur le commutateur pour couper l'arrivée d'air. Le bouton ne tournait qu’à moitié et je sentais quelque chose de mou qui gênait sa fermeture. Mince, c’était déjà trop tard ! Les serpents étaient entrés dans les conduits de ventilation. Ils devaient maintenant se trouver quelque part dans les chicanes du filtre à air, se faufilant entre les blocs de mousse. Je commençais à être très inquiet. J'essayais à tout prix de garder mon calme et de ne pas céder à la panique. Je me remémorais qu’à la sortie du premier filtre, un gros ventilateur n’en ferait qu’une bouchée. Cette idée me rassura. Je ne voyais pas comment les reptiles allaient pouvoir le franchir. Quand le bruit du ventilateur cessa brusquement, je devinai que les vipères venaient de se faire tailler en rondelles et bloquaient l’hélice. J’étais sur le point de couper l’alimentation électrique du ventilateur pour éviter qu’il ne grille, quand il redémarra. Je compris alors, que les vipères avaient réussi à se glisser entre les pales et continuaient à remonter les conduits d’aération. J’étais abasourdi par leur entêtement et ça me gênait pour réfléchir. J’essayais toujours de rester calme et de dresser un bilan objectif.
Dans l'habitacle, tous les orifices d'aération étaient munis de grilles métalliques. Je les avais installées pour éviter que des animaux ne s'y faufilent. Donc, aucun risque de ce côté-là, si ce n'est que la veille, j’avais endommagé l'une d'entre elles. Une grille du plancher avant avait sérieusement dérouillé. Elle s'était prise une caisse à outils en pleine figure. Je comptais la redresser et, pour cette raison, je l'avais démontée. Finalement elle était tellement cabossée que j'avais décidé d'en tailler une nouvelle mais je n’avais pas encore eu le temps de le faire. Alors, côté passager, le tuyau d'air débouchait librement et un serpent pouvait fort bien s’y glisser. La terreur m’envahit soudain. J’imaginais déjà la voiture pleine de vipères.
En regardant par la fenêtre, je voyais le sol grouiller de bestioles. Pas question de sortir. Je remontai vite les pieds sur la banquette et me forçai à réfléchir. J'essayais de retracer le parcours du circuit d'air. Les vipères allaient déboucher au fond du bac de décantation. Cet énorme siphon rempli d’eau avait pour mission de filtrer les dernières poussières. Le ventilateur y poussait l’air qui remontait par grosses bulles, à la façon d’un verre dans lequel on souffle avec une paille. Le bouillonnement incessant de l’eau rendait l’endroit peu attirant pour des serpents. Peut-être seraient-ils effrayés et rebrousseraient-ils chemin ?
Le franchissement de ce bac me laissait un peu de temps. Je fixais avec anxiété la sortie d'air qui débouchait dans l'habitacle. D'un instant à l'autre, je m'attendais à y voir apparaître une tête de vipère. Quel dommage de ne pas avoir réparé cette grille à temps ! Je devais rapidement trouver un moyen de boucher cet orifice. Je débarrassai la caisse à outils qui encombrait le plancher. Trop tard, le cou d'une vipère venait d’apparaître. Dans cet intérieur métallique, j’étais le seul être vivant et elle eut tôt fait de me repérer. Sans réfléchir, je décrochai l’extincteur de la portière. Elle leva la tête et me montra ses crochets en sifflant. De toutes mes forces, j’abattis le lourd cylindre métallique sur le reptile et lui broyai la tête.
J’avais les mains qui tremblaient et la respiration rapide. Je venais d’échapper à une mort certaine. Cette fois, le commutateur de ventilation accepta de se fermer. Plus aucune autre vipère ne pourrait entrer mais il devait en rester deux à l'intérieur du conduit. La suivante ne tarda pas à apparaître. Je vis d’abord la moitié de sa tête qui dépassait du tube. En apercevant la dépouille de sa collègue, elle hésita une seconde puis, comme une flèche, elle traversa et s'enfila sous la banquette. L’extincteur s’abattit trop tard. Maintenant, le serpent pouvait se faufiler sans que je ne le vois ! Je remontai vivement les mains et m’assis sur le haut du dossier pour ne pas être mordu. J'étais voûté contre l’ordinateur et je sentais les interrupteurs dans mon dos. J'aurais donné cher pour être ailleurs.
Ce minuscule serpent n’avait pas fait tout ce chemin pour rien. Il n’allait pas tarder à m’attaquer. Je cherchais à le repérer autour de moi mais il pouvait être caché n’importe où. Mon regard tomba sur la caisse à outils. J’allais bien y trouver quelque chose pour me défendre. Au moment où je l’ouvris, la vipère apparut à l’autre bout de la banquette. Elle glissait silencieusement dans ma direction. J’avais toujours les gros sacs de toiles accrochés aux jambes, alors, sans hésiter, je lui mis un pied sur le dos pour l’immobiliser. La vipère se contracta aussitôt. En un éclair, sa tête effectua un demi-tour et sa gueule s'ouvrit largement. Deux minuscules crochets apparurent. Ils n'étaient pas plus gros que des aiguilles mais d'une blancheur étincelante. Au moment où ils se plantèrent profondément dans les sacs, mon cœur faillit s'arrêter !
Avec le dos appuyé au plafond, je poussais de toutes mes forces pour maintenir la prise mais la banquette s’enfonçait sous la pression. Petit à petit, la vipère commençait à se dégager. Je la sentais glisser sous ma chaussure. La tête encore accrochée aux sacs, elle se débattait vivement. Si je ne faisais rien, elle n'allait pas tarder à m'échapper !
Je cherchais désespérément un moyen de me débarrasser de cette bestiole à moitié folle. En apercevant le coupe boulon, j’eus une idée. Je le saisis et passai aussitôt les mâchoires métalliques juste derrière la tête de l'animal, à l’endroit où son cou est le plus étroit. Avant que le serpent ne relâche sa prise, je serrai violemment les poignées. Le corps de la vipère se sépara de la tête qui resta accrochée dans le sac. Je laissai le cadavre se débattre nerveusement et allai rapidement obturer la sortie du tuyau. Avec le pied, je poussai un tee-shirt dans le conduit de ventilation.
La chaleur était insoutenable. Pour reprendre mon souffle, j’ouvris une vitre et bus beaucoup. Où était passé le dernier reptile ? Etait-il dans la voiture ou toujours bloqué dans les conduits ?
En me retournant, je l’aperçus. Il n’avait pas suivi le même chemin que ses deux compères. Plutôt que d’entrer dans la bouche de ventilation, il avait certainement utilisé les grilles du pare brise pour se faufiler sur le toit. En ouvrant la vitre, j’avais dû attirer son attention et il se laissait maintenant glisser entre les mailles du grillage pour entrer par la fenêtre. Je me précipitai sur la manivelle. Le temps de remonter la vitre et une partie de son corps était déjà entrée. Je sentais ses muscles se contracter pour résister à la pression de la vitre. Sa tête donnait de grands coups contre le verre. De l’autre main, je saisis la machette. En la glissant le long du carreau, je décapitai l’animal en le traitant de tous les noms.
Je restai là de longues minutes, les muscles crispés, les mains tremblantes, attendant de me calmer. Tout s'était passé si vite. Moi qui n'avais croisé que les craintifs serpents de Sologne, j'étais épouvanté par ce que je venais de vivre. A présent, affalé sur la banquette, les yeux dans le vide, j'étais comme privé d'énergie. La peur que j'avais éprouvée risquait de me suivre pendant de longues années.
Dehors, le calme était revenu. Progressivement, mon pouls se fit plus lent. Plusieurs cadavres de dromadaires jonchaient maintenant le sol du canyon. Les serpents s'étaient regroupés autour. Il y en avait tellement que j'en avais froid dans le dos. Je ne comprenais pas le comportement irrationnel de ces reptiles. A quoi bon s'attaquer à des proies aussi grosses ? Impossible pour ces vipères d'avaler un dromadaire, alors pourquoi s'efforcer de le tuer ? Quelque chose m'échappait... Le nez collé à la vitre, je scrutais les alentours en cherchant une explication logique à cet inutile massacre. C'est alors que je vis les premiers serpents entrer dans la gueule des dromadaires ! Les uns après les autres, ils se faufilaient dans la bête encore chaude.
J’ai appris, depuis, que c’est une pratique courante chez les animaux du désert. Ils s'introduisent dans leur victime. Ils y trouvent ainsi humidité, fraîcheur, nourriture et ombre. Bien souvent, ils lui dévorent l’intérieur du ventre en commençant par les parties les plus tendres, l’estomac et les poumons. La cruauté de la nature s’explique par le fait qu’il faut survivre à tout prix.
A l’approche du soir, le soleil avait tourné et les ombres s'étaient mises à grandir. Les serpents, regroupés autour des cadavres, paraissaient trop occupés pour me voir. J'ouvris doucement une portière et sortis prudemment de la voiture. Les vipères avaient perdu toute frénésie et ne faisaient que s’affairer collectivement sur leur butin. J’étais ensablé à quelques mètres de la dépouille d’un dromadaire. Le pauvre animal était mort depuis un bon moment, pourtant je voyais la peau de son ventre s’agiter de l’intérieur. Bientôt, une première vipère apparut par la déchirure ventrale qu’elle venait de pratiquer. D’autres suivirent, et ce fut rapidement des cascades d’écailles sanguinolentes qui dégoulinèrent de la panse du dromadaire. Tout autour, le sable devint rouge. Les petites têtes triangulaires pinçaient des morceaux de viande puis s'agitaient en tous sens pour en arracher des fragments. L'odeur âcre du sang emplit bientôt tout le canyon et l'atmosphère redevint électrique. La frénésie gagna de nouveau l'ensemble des reptiles. Beaucoup quittèrent les autres carcasses pour converger vers celle-ci. Devant ce brusque afflux, je n'eus que le temps de me réfugier sur le toit de la voiture. Il en arrivait de partout.
Je n'avais encore jamais vu ça de toute ma vie ! Cette scène ressemblait beaucoup à ces histoires invraisemblables que j'avais entendues à propos des piranhas. Ces minuscules poissons amazoniens qui se déplacent par bancs. On racontait que, profitant de leur grand nombre, ils s'attaquaient sauvagement à des proies beaucoup plus grosses qu'eux. En quelques minutes, ils pouvaient, disait-on, dévorer entièrement une vache ! En voyant ces serpents s'affairer, j'étais tenté d'admettre l'exactitude de ces récits.
Peu de temps après, les autres dromadaires subirent le même sort. Il eurent, eux aussi, le ventre percé. Progressivement, le calme revint. Les reptiles semblaient maintenant si occupés que je décidai de reprendre le dégagement du véhicule. L’extrême finesse du sable rendait vaine toute tentative classique de désensablage. Une chose était sûre, sans un moyen vraiment adapté, ma pauvre voiture ne sortirait jamais plus de ce canyon et moi non plus.
En France, je m’étais préparé à ce genre de situation. Je savais que je pouvais y être confronté. J’avais eu tout mon temps pour y réfléchir et pour m’y entraîner. La seule chose que je n’avais pas prévue, c’était que j’allais devoir creuser au milieu des serpents. A moins d’être le dernier des nigauds, on ne part pas dans le désert sans prendre conscience des risques et, d’autant plus quand on est seul. Un tel périple nécessite beaucoup de méthodes et énormément de préparation. On n’est pas à Disney Land ici ! C’est le plus grand désert du monde et tout y est fait pour qu’on y laisse la vie...
Il me restait peu de temps avant la tombée de la nuit, deux heures tout au plus. Je devais faire vite. Pas question de crapahuter dans l'obscurité au milieu de ces vipères. Le simple fait d'allumer les phares risquait de les énerver. Devant l’inutilité de mes efforts, il était temps d’avoir recours à l’un des nombreux systèmes que j’avais mis au point pour me sortir des pires situations. Celui-ci, je l’avais surnommé "le porte-avions ", à cause de sa longueur et de la quantité de matériel déployé. C'est la raison pour laquelle je ne l’utilisais que rarement. J'espérais qu'il donnerait d'aussi bons résultats qu'en France...
QUELQUES EXTRAITS DU LIVRE
Les
préparatifs pour le Sahara
..." Pour connaître une chose, il faut la démonter ! " Telle était ma devise. Seul, le chat de la maison avait échappé à ce dicton. Aussi, fidèle à ma réputation, j’avais entrepris de démonter entièrement ma vieille Simca ! Je voulais en connaître chaque vis, parce que j’allais lui confier ma vie. J’y consacrais plusieurs heures chaque nuit, après mes activités de la journée. N’ayant pas de garage, je travaillais sur le trottoir. Tous les soirs en fermant les volets, les voisins me voyaient installer mes caisses à outils. Ces nuits-là, le trottoir ressemblait à une casse et, jusqu’au matin suivant, cette parcelle de bitume allait être la mienne.
J’habitais à un carrefour, juste en face des feux tricolores, et les rares automobilistes de passage me dévisageaient avec inquiétude. Quel est ce fou qui démonte sa voiture au milieu de la nuit ? Les patrouilles de police qui faisaient leur ronde nocturne commençaient à bien me connaître. Curieux, ils s’arrêtaient parfois pour discuter. Mon projet de traverser le Sahara ne semblait pas du tout les convaincre. Ils ne se privaient pas d’éclater de rire et les moqueries allaient bon train. Je m’efforçais de ne pas les entendre, et je continuais, nuit après nuit, de travailler pour mener mon projet à bien. Une grande chose est toujours faite de plus petites et mon voyage au Sahara fut la somme de centaines d'heures passées à préparer ce périple. Des nuits entières de démontage puis de remontage, à tâtons, dans le noir. Je devais savoir tout réparer. Chaque geste fut donc inlassablement répété. Je m’exerçais, par exemple, à changer plusieurs fois l'embrayage, sans lumière, et sans regarder mes mains. A la fin, je me débrouillais plutôt bien.
Au cours de ces nuits pluvieuses, mon ennemi était le froid. Avec mes cinquante cinq kilos, j'étais mal adapté pour y résister. Il m'en aurait fallu au moins vingt de plus. Je transportais plus d'os que de graisse, alors pour supporter la pluie glaciale, j'avais développé toutes sortes de combines. Je plaçais des feuilles de papier journal sous mon pull. Ca conservait la chaleur et ça coupait du vent.
En visitant mes caisses à outils, on faisait souvent de curieuses découvertes. Au détour d'une clé à molette, on pouvait croiser un pot de moutarde ! Ca mérite une explication. Pendant que les autres dormaient au chaud, moi, je me gelais dehors. Alors j'en suçais régulièrement. Avec l'estomac en feu, mon torse chauffait tellement que j'aurais pu repasser une chemise rien qu'en l'enfilant ! Malgré les gants, le froid finissait par me bloquer les doigts. Je branchais alors une ampoule de phare et je la serrais entre mes mains. En attendant que mes phalanges se réchauffent, j'essayais d'imaginer les dunes ensoleillées. Comme ce devait être merveilleux de ne plus sentir la morsure du froid ! Cette vision me redonnait du courage et me poussait à me remettre au travail.
L'ordinateur
de bord
Vint ensuite l’installation définitive de mon système de navigation. C’était un gros morceau. Il était constitué de l’ordinateur que j’avais entièrement conçu, lui-même composé de plusieurs autres, plus petits. Rien de comparable avec nos ordinateurs actuels, mais d'une robustesse à toute épreuve qui laisserait plus d’un Pentium sur le carreau.
Ici, pas de CD-ROM, ni même de lecteur de disquettes. Imaginez des grands circuits imprimés, couverts de composants électroniques. A l'époque, nos écrans actuels, capables de restituer aisément 16 millions de couleurs, frisaient encore la science fiction. Alors, pour l'affichage, j'avais naturellement eu recours au fameux petit écran américain à "cristaux liquides". Je commençais à bien le connaître. Sa faible consommation et sa robustesse n'étaient plus à prouver. Quant à sa petite taille, elle allait me permettre d'afficher un maximum de choses avec un minimum de place. Je devais, en effet, réduire la taille de l'ordinateur.
En dépit d'une miniaturisation à outrance, la bête restait volumineuse. Une vingtaine de microcontrôleurs se partageaient le travail, avec vingt autres en secours, derrière. Le tout devait être entièrement reprogrammable sur le terrain.
En 1982, raccorder un ordinateur dans un véhicule était loin d’être une chose courante. Aux problèmes d’alimentation s’ajoutaient pêle-mêle les parasites, les vibrations, et bien d’autres misères encore. En France où le climat n’est pas trop rude, son utilisation présentait déjà beaucoup de contraintes techniques, mais vouloir le faire fonctionner à l’endroit le plus chaud du globe tenait carrément de la démence. Cette idée saugrenue n’avait pu germer que dans la cervelle d’un fou. De nos jours, chacun sait que les ordinateurs sont allergiques à la chaleur. On a tous entendu parler du froid glacial qui règne dans les salles informatiques climatisées. La chaleur est en effet l’un des pires ennemis de ces petites puces de silicium. Alors, quelle curieuse idée que cette traversée du désert ! Ma théorie était pourtant simple : si ça fonctionnait là-bas, ça fonctionnerait partout !
Les
médias
Alors que les préparatifs de mon voyage n'avaient intéressé personne, mon retour ne passa pas inaperçu ! A peine rentré d'Afrique, les premières radios locales commencèrent à me contacter. Les jeunes animateurs, toujours friands de nouveautés, s'arrachaient mes récits. Les émissions se succédèrent. Je fus même l’hôte de plusieurs conférences sur le Sahara !
Je pensais que l'intérêt pour mon voyage serait de courte durée mais, curieusement, on continuait de m'appeler pour des émissions de radio. Plus seulement à Orléans, mais bientôt dans les villes voisines. Cette aventure peu ordinaire à bord de ma curieuse voiture intéressait beaucoup le public. Les questions portaient autant sur le voyage en lui-même que sur les préparatifs. Les astuces que j'avais dû utiliser passionnaient les auditeurs. On me prit vite pour un as du bricolage, le gars dégourdi qui se sort des pires situations.
Très vite, le directeur d'une station de radio flaira l'affaire. Il me proposa d'animer quelques heures d'antenne, chaque semaine. Une émission sur mon voyage et sur les astuces, la survie, le bricolage. Du genre comment dépanner votre machine à laver avec un cure-dent. Sans trop savoir où je mettais les pieds, j'acceptai avec enthousiasme. L'émission se déroulait le soir, à une heure de faible écoute. Elle remporta un tel succès qu'on me confia vite le créneau de quatorze heures. Là, ce fut une autre paire de manches car je devais jongler avec les horaires.
Quant à la presse locale, j’ose à peine en parler. Devant la fulgurante notoriété de mon émission, on m’envoya un reporter. Le gars débarqua aux studios, coincé dans son costume trois pièces. Il m’apprit aussitôt qu’il avait déjà séjourné en Afrique. C’était peut-être une façon polie de me dire de ne pas trop romancer. A ma grande surprise, il fut immédiatement emballé par le récit de ce voyage au Sahara. A force de lui parler de la voiture, il fallut bien la lui montrer. La vision du Zèbre lui causa un choc, et il laissa échapper une phrase : " Merde alors ! mais elle est complètement zébrée ! vous n’avez pas fait les choses à moitié!"
Le véhicule fut aussitôt mitraillé de photos. Bien entendu, le journaliste voulut connaître le fonctionnement du système de navigation et de tous les autres appareils. Après une rapide démonstration, il en resta baba. Je pris le temps de répondre à toutes ses interrogations et, croyez moi, ce gars connaissait son métier. Des questions, il en avait... Depuis l’origine du projet jusqu’à sa réalisation, il voulut tout savoir.
En apercevant les petites cuillères qui tournaient au sommet de l’anémomètre, il fut sidéré de découvrir que j’avais tout fait moi-même. Du coup, il n’en finissait plus de prendre des notes. L’absence de sponsors et d'assistance l’abasourdit. La visite s’acheva par des photos de l’ordinateur, avec ses torrents de fils dégringolant du plafond. Après de longues heures passées en ma compagnie, le reporter était aussi excité qu’une puce. Pour lui, les prouesses de ce jeune Orléanais se devaient d’être connues de tous. C’était, disait-il, très valorisant pour l’image de la ville. "Un jour, on parlera de vous!" me dit-il. Je répondis poliment par un hochement de tête. A l’entendre, on aurait presque dû m’inviter à la mairie. Bref, en me tendant sa carte, il me promit de rédiger un article sensationnel qui couvrirait au moins deux pages ! Il me quitta en me félicitant encore, et me réclama même un autographe! J’en fus très surpris.
En fait, l’article ne fut jamais publié ! Quelques jours plus tard, le retour embarrassé du même journaliste allait m'en fournir les motifs. Le pauvre gars en avait la gorge nouée et se répandait en excuses. Les raisons invoquées par ses supérieurs étaient assez simples. Les photos de cette voiture zébrée avaient été jugées "trop indécentes", par les vieux hiboux qui hantaient les couloirs du journal. Elles pouvaient inciter, semblait-il, à une vague d'originalité, dont la ville n'avait que faire. Pas question, donc, de cautionner ce genre d'article, indigne de figurer dans leurs pages. Une voiture zébrée ne justifiait pas tout ce tapage. L'article et les clichés compromettants furent donc relégués dans le plus gros des classeurs, qu'on appelle plus communément... la poubelle.
(Fin des extraits du livre)
20 ans après, le même journal décide enfin qu'il serait temps de refaire un article.
le voici:
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